Philippe Sers est philosophe, essayiste et critique d'art, docteur d'État, Grand Prix national pour ses activités d'éditeur. Professeur au Collège des Bernardins à Paris, il a enseigné à l'École nationale supérieure des beaux-arts (Paris-La-Villette) et au Collège international de philosophie. Il dialogue dès la fin des années 60 avec de grands fondateurs de l'art moderne et contemporain et publie de nombreux ouvrages, sur les avant-gardes, le dadaïsme, Kandinsky, Rodtchenko ou Duchamp, les questions de l'image et de la représentation dans la tradition chinoise ou l'icône. Ses recherches actuelles portent sur l'interprétation et l'évaluation, le paradigme de la nouvelle culture et l'art comme moyen de connaissance.
Ce qui frappe d’abord, dans cette peinture, c’est son courage, son sérieux. Le regardeur est-il capable de suivre ce peintre dans cette exigence-là ?
Pour Sylvie Bezançon, au début était le carré : une des trois formes primaires, exigeante, rigoureuse, au caractère significatif et chargé de potentialités, anti-naturel autant qu’évident. Il inscrit d’emblée sa peinture dans la lignée du modernisme.
Peinture et mathématiques sont les disciplines aimées de l’artiste. Elle les revendique face à la lecture et à l’écriture qui lui sont étrangères. Elle se situe dans ces domaines qu’elle explore de manière rigoureuse et systématique en se donnant à elle-même des limites strictes et les tient aussi naturellement que fermement dans leur rapport paradoxal. Est-ce d’avoir baigné tout enfant dans le milieu de l’art ? est-ce d’avoir été vaccinée à la mathématique de l’architecture, première, héritée (d’un père qui construit à La Plagne ou à Valmorel des formes géométriques grises, brunes, insérées dans le rocher et la neige?) ou bien à celle de la peinture vécue, comprise, expérimentée et assimilée auprès de son grand-père ?
Malgré le sérieux de son approche, son goût pour la construction, le caractère architectural de son œuvre, Sylvie Bezançon n’en reste pas moins exclusivement peintre. Elle a choisi de rester dans le domaine spécifique de la peinture, le seul champ où peut s’exercer pleinement sa liberté et dont elle accepte totalement les lois.
« Le carré est ma forme » dit-elle, « le carré fait partie de ma culture » : ces brèves déclarations, qui pourraient être ressenties par toute personne qui les entend comme sans appel, justement un peu « carrées », un rien agressives, Sylvie Bezançon juge aussitôt bon de les expliciter, voire de les tempérer, en ajoutant qu’elle est avant tout « terrienne ».
Quatre angles égaux, quatre côtés égaux, le carré en effet est bien la représentation traditionnelle de la terre, comprise ici comme le lieu où l’être humain pose ses pieds et s’installe, dans lequel il plante, il installe sa maison. Le carré est l’invention humaine par excellence, forme presque anti-naturelle (si l’on excepte la présence dans la nature de quelques structures cristallines cubiques).
Le voici donc, peint sur toile, ce carré, seul, royal, se présentant au regardeur, d’un blanc faussement uni où circulent des énergies colorées souterraines, flottant sur un fond grège travaillé largement au couteau, mais accompagné, souligné, stabilisé, appuyé par deux bandes de couleur terre, l’une verticale et l’autre horizontale. Le voici encore — noir cette fois, sur un fond brun — souligné en bas par une bande horizontale verte et calé sur la gauche par une bande de couleur terre. Ou bien cherchant sa place dans la toile rectangulaire et conquérant cet espace par sa forme, son poids et sa couleur, appuyé, stabilisé, étayé par une ou plusieurs bandes.
C’est dans le strict format du tableau classique, le rectangle, que le peintre assigne au carré de trouver sa place. Et cela, parce que Sylvie Bezançon accepte d’emblée les lois propres à la peinture. L’acceptation du format rectangulaire est l’une d’entre elles.
Elle installe et impose le carré dans cet inconfortable format rectangulaire de la toile, hétérogène à sa symétrie, où sa présence stable et égale provoque aussitôt une certaine tension.
Ayant cherché et trouvé sa place, ce carré est toujours stable, mais il peut accepter une très légère, voire une infime rotation, une infime inclinaison, et l’on sent distinctement alors se profiler le cercle tout près de lui, le carré n’étant que cette forme parfaite sortie de la perfection naturelle du cercle : il y a du cercle sous ce carré, et on le sent. Si jamais le carré ne joue au losange, il s’étire volontiers jusqu’à devenir rectangle.
Parfois, le regardeur est prié, sommé pour ainsi dire, de participer activement à une sorte de jeu pour parachever l’équilibre du tableau, pour le compléter mentalement de manière à faire apparaître sous un rectangle … le carré. Celui-ci s’amuse à venir, dissimulé au prime abord en rectangle, après avoir laissé le regardeur sentir sa présence, l’avoir laissé le chercher et le débusquer dans un jeu de cache-cache.
Ou bien le carré se dédouble, se projette en avant dans l’éclat du blanc, disparaît en arrière dans le sombre en un autre jeu qui évoque, dans son mouvement d’avance et de retrait, de traversée du plan, les photogrammes du film Rythmus 21 .
Les Stèles sur fond sombre, toiles hautaines, imposantes, maîtrisées, sont de ces rectangles verticaux qui à leur tour sont capables de se scinder délicatement en deux parties de manière quasi-millimétrique, laissant se détacher doucement un élément rectangulaire qui tend à nouveau vers le carré. Durant cette transformation l’un des deux se remplit d’une couleur dense, d’un bleu somptueux par exemple, se borde de rouge, poussant le rectangle originel à s’incliner lui aussi vers cette liberté qui apparaît. Tout est peint au couteau, avec une extraordinaire perfection technique.
Si la forme première bouge ainsi de manière ténue, s’étire en rectangle, en ligne fine ou épaisse, parfois se risquant à s’incliner légèrement, certaines formes étant sur la tangente, en équilibre instable, on sent que le peintre tient fermement et en permanence un cap invisible. Ces mouvements ténus sont déjà des combats, réglés par l’extrême sérieux des enjeux, preuve que le peintre se dirige sans cesse vers quelque chose de nouveau.
Enfin, il y a des toiles où le carré triomphe sur format carré, comme dans la série des Pierres, puissants monochromes de bleus, gris, rouges, jaunes où pureté du carré et matière très travaillée entrent en un saisissant dialogue. Des carrés écrasants, bruns, sur des lignes légères et un fond gris se présentent dans ce même format carré, l’un deux semble fait de bois, un autre est un carré gris sur fond noir. Ce qui apparaît comme blanc est en frottage ou grattage. Des toiles sombres surgissent, sortes de forêts denses, faite de matière épaisse.
Les carrés peuvent aussi se démultiplier en empilements : piles parallèles appuyées par une ligne verticale ou horizontale, divisions de 4 ou variations sur les chiffres qui précèdent ou suivent le 4 (le 5 et le 3) pour à nouveau déstabiliser les propriétés mathématiques du carré, qui dans ce jeu, ne peut ainsi que s’affirmer de plus belle.
Ainsi les carrés tous seuls en piles de trois sont vus comme « des fenêtres » par Grati, une amie peintre, ouvertes, ou fermées sur l’espace selon le fond sur lequel ils se trouvent, et selon qu’ils avancent, clairs, vers le regardeur, ou bien, sombres, s’en éloignent. Conservant la dénomination de ces toiles par cette amie, Bezançon décline cette série et les désigne désormais comme Fenêtres.
Ou encore, le rectangle presque carré revient, seul, contenant un petit carré tremblant, deux timides carrés qui se lovent en lui.
Les carrés peuvent encore s’admettre comme empilements de bandes serrées qui les emmaillottent verticalement et/ou horizontalement. Ils s’installent sur des socles, se forment en bibliothèques ou agglomérations, dans une pâte épaisse.
Puis le carré s’étire en bandes horizontales dans un rythme musical, qui oublient les angles et deviennent lignes parallèles, lignes qui se mettent à frémir, à se relâcher, à s’effilocher.
En dépit de la rigueur du carré, on ne sait jamais de quel côté se situera la liberté que le peintre lui accordera.
La tentation existe de quitter l’espace de la toile pour s’élancer dans un espace vrai ou fictif. La série des Paysages, appelée ainsi pour valider encore une fois le sentiment de ceux qui regardent les toiles, et que le peintre accepte, est un progressif éclaircissement à partir du noir. Cette série à part laisse paraître un flottement nouveau, une inquiétude, une recherche solitaire d’où le carré a disparu, au risque d’une dissolution dans la couleur. Le rouge apparaît, total et violent, ainsi que des ocres confrontés à des gris. La couleur est appliquée avec de petits rouleaux en éponge. Des beiges, des noirs, des gris-bruns, des verts s’étendent sur la surface du tableau, l’envahissent. Puis, l’on dirait que le peintre se mette à explorer un univers tout autre, pâle et vidé, dont on se demande si elle va y perdre pied. À bien y regarder cependant, la maîtrise reste présente. Des lignes verticales lâches balisent encore puissamment le tableau même si elle n’apparaissent que sous la forme de faible souvenir, rappelant les bandes d’appui qui calaient les premiers carrés dans le champ rectangulaire de la toile.
Les Traces ne conservent ainsi que l’aspect adventice de la construction première, fondatrice de l’œuvre. La série Traces est initiée par une percée horizontale de lumière blanche sur fond noir qui prend son autonomie. Le blanc est parfois fait d’un matériau sableux, la toile est peinte de noir sur son rebord. Restes d’encre et traces de pinceau à la chinoise, l’œuvre apparaît bien comme la trace de cette expérience vitale dont Sylvie Bezançon fait sans cesse état.
On comprend alors que le peintre cherche appui, non plus sur la forme, mais sur la matière même, jusque dans sa pâleur et sa fluidité instable qui génèrent bientôt la résurgence de la ligne, le retour des carrés en entassements serrés, faits d’une matière épaisse, accumulation de couches écailleuses presque reptiliennes.
Ou bien c’est l’explosion inattendue de la couleur sur le fond de laquelle dansent des constructions linéaires ténues, comme des carrés qui se défont. Des carrés se démultiplient en bandes rythmées, en orgues, en surgissements de sons, tandis que de cette nouvelle peinture s’élève un chant inouï.
Plus récent, le travail sur les bandes articulées en carrés plus légers, où la lumière apparaît sur le noir, gris et blanc de zinc par frottage ou grattage. Aux séquences verticales et horizontales, quasi musicales, succède la toute dernière série sans titre, de lignes horizontales, noir sur blanc, menées dans une sorte de clapotis apaisé, réconciliant la problématique des Carrés et des Stèles avec celle des Paysages et des Traces dans la rigueur de la couleur.
Dans cette peinture très maîtrisée, tout est en permanence réfléchi, vibrant. Il ne s’agit jamais de fuir, mais d’élucider, d’affronter avec détermination ce qui se présente au peintre, intérieurement et extérieurement.
Peindre est un acte sérieux. Le peintre s’autorise ou ne s’autorise pas le tableau. La levée des barrières se fait après et seulement après que l’idée du tableau ait été préalablement pesée intérieurement, passée aux différents cribles de la raison, de la volonté, du désir. Quand cela est fait et seulement à ce moment-là, le peintre peut entrer de plain pied dans le champ de la peinture pour passer à la réalisation directe, immédiate.
Et pourtant, le jeu est très présent dans cette peinture, un jeu sérieux de stabilisation, où l’artiste soupèse, équilibre des forces antagonistes et contraires, pour les installer dans le champ de la toile.
« Pour moi, avoue-t-elle, il y a une partie de jeu » dans la peinture. Car le jeu, c’est aussi la mathesis. Cela signifie que l’art peut fonctionner par exemple dans le domaine de l’anthropologie de la même manière que les mathématiques dans le domaine des sciences de la nature. Cette idée nourrit l’entreprise des constructivistes russes, mais aussi celle des artistes du mouvement De Stijl avec Theo van Doesburg, du Bauhaus ou de l’Esprit nouveau, avec Le Corbusier. Dans les textes qu’ils nous ont laissés, Alexandre Rodtchenko, Le Corbusier, Théo van Doesburg ou Piet Mondrian fondent parfaitement l’idée que c’est à partir de l’atelier et de sa recherche libre que peuvent se penser la maison ou la ville, en bref l’environnement des hommes, non pas seulement en termes de beauté, mais sous l’angle de la rigueur éthique et de l’épanouissement spirituel.
Mais en outre, cela signifie aussi qu’à travers une interprétation poussée des grandes œuvres de la modernité et en s’appuyant sur les récits que nous ont laissés les artistes, un discernement éthique est rendu possible, dont l’œuvre constitue le support. De grandes réussites sont observables chez Kurt Schwitters, Tadeusz Kantor, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein ou Joseph Beuys non pas seulement en termes de beauté, mais sous l’angle de la rigueur éthique et de l’épanouissement spirituel.
En l’occurence, chez Bezançon, le jeu a des règles strictes qui sont celles de la peinture. Il obéit à ses lois et à ses exigences, passe par ses méthodes. Il s’agit de la toile, du matériau, des instruments, de la couleur, de la lumière, de la construction, et même de l’éthique de la peinture : accepter les lois de la peinture, s’y conformer. La mise en œuvre du tableau, son exécution, l’acceptation des lois innées, que le peintre seul connaît — lois de la vérité, de l’authenticité, du caractère achevé de l’œuvre : c’est à ces conditions-là que ce travail devient peinture.
Pour exemple, lorsque Sylvie Bezançon accepte de rester dans la sévère bidimensionnalité de la peinture, et malgré le caractère instinctif et terrien qu’elle revendique en tant qu’artiste, le caractère contemplatif de la peinture lié à cette bidimensionnalité se communique immédiatement à son œuvre. Ses tableaux deviennent objets de contemplation.
« Peindre, pour moi, c’est vital ». Il n’y a pas plus intense déclaration de vérité que celle-là, celle que reconnaît Kandinsky comme l’expression de « la nécessité intérieure » de l’artiste, gage de vérité picturale. Ces paroles caractérisent les artistes engagés dans un processus qui les dépasse, forcés qu’ils sont de le suivre malgré eux, par-delà leur volonté, et pour certains jusqu’à la mise en péril de leur propre existence. La peinture devient une obligation vitale, une nécessité de survie. Elles peuvent mettre les larmes aux yeux de ceux qui les prononcent. « J’ai une vraie croyance en ce que je fais. Il faut que je le fasse. »
Quand la peinture est de cet ordre, de cette qualité-là, elle est capable de se détacher et d’explorer, de rompre les amarres, elle ne peut mentir, elle se détache de tout principe de séduction et de l’esthétique même : « si ce n’était qu’esthétique, je vous ferais des tableaux assortis aux rideaux ». En effet, il ne s’agit plus d’esthétique, mais de nécessité, d’expérience vitale et l’artiste peut aussi bien déclarer : « Vous pouvez lire ma vie en regardant tous mes tableaux » que : « ma peinture, c’est un autoportrait permanent » ou encore : « un tableau, c’est comme si je vous écrivais une lettre ». Et pourtant, subsiste le mystère de l’œuvre. L’artiste s’interroge devant les objets qu’elle produit, aussi inexplicables à ses yeux qu’à ceux qui contemplent l’œuvre. Il y a quelque chose de l’ineffable dans ces tableaux qui restent opaques pour certains regardeurs, déroutés par l’impossibilité de formuler, de dire, mais s’ouvrent à ceux qui se laissent saisir par leur vérité. Ces objets sont de l’ordre de l’indicible, de cet ineffable dont parle le philosophe Vladimir Jankélévitch : « combien de personnes peuvent comprendre ce que je dis là ? » En effet, l’œuvre est la trace de cet ineffable, de cette expérience vitale incommunicable si chère à Sylvie Bezançon qui est la substance même de sa peinture.
Et si ces regardeurs se raccrochent au système des dates, des noms et des influences, aux tours de passe-passe de l’histoire de l’art, pour avoir à dire quelque chose de ces œuvres, il faut bien admettre qu’ils se trompent. Il n’y a pas influences, mais chemins communs qu’empruntent les membres d’une même famille picturale, traversant les époques et les lieux. Il y a rencontres et confluences de certains artistes qui partagent des choix communs, jusqu’à s’aimer, s’apprécier et se reconnaître comme cousins, formant des ensembles au sens mathématique du terme. De quelques peintres, Bezançon dit : « on est de la même famille ». Avec étonnement, elle découvre sa proximité d’avec Soulages en voyant un tableau de ce peintre, peint quarante ans avant l’une de ses propres toiles.
Et les noms de « ses » peintres passent : elle cite en vrac Degottex, Soulages, Pincemin, Aki Kuroda, remarquant que l’exigence de sa propre recherche lui interdit parfois d’aller voir des œuvres qui pourraient l’entraîner hors d’elle-même. Il lui faut maintenir en permanence le cap, dans la rigueur intérieure. C’est dans cette vérité-là qu’elle travaille.
L’expérience de vérité se traduit aussi chez Sylvie Bezançon par une obligatoire préparation physique et mentale, comme un sportif rassemble ses forces avant de s’élancer : alors tout pourra être donné avec générosité à l’intérieur du champ délimité où se produira l’action, le champ du tableau.
Toutes ses forces doivent être rassemblées pour franchir le seuil de la peinture et faire advenir le tableau. Il ne s’agit pas de peindre pour peindre : encore une fois, la peinture est un acte sérieux. Elle ne peint pas tous les jours, mais « sans arrêt dans ma tête, puis je sais que je trouve quelque chose et j’y vais ».
Tout est prêt dans l’atelier. L’œuvre qui va entrer en fabrication est déjà présente en intention. Elle est au préalable exposée à la résistance du sommeil, de la nuit, de l’inconscient, du rêve, passée à l’épreuve de l’irrationnel, de manière à ce qu’elle montre qu’elle tient, qu’elle subsiste, s’impose dans l’esprit de l’artiste, par-delà les nuits et les jours, fasse ses preuves : l’œuvre future est passée au critère d’un sévère discernement. Si elle subsiste, si elle tient le choc de ces cribles et du temps et dans ce cas seulement, elle a le droit d’être matérialisée par le peintre, comme le peintre a le droit de la recevoir.
La forme reste assoupie en elle, jusqu’à ce qu’elle parvienne à maturation et se montre capable de surgir tout armée après cette préparation intérieure, cette rumination.
« Exactement le mot » admet le peintre, ajoutant qu’en effet, partout où elle se trouve, avant que l’œuvre ne vienne au jour, que ce soit en dehors de l’atelier, au cinéma, au théâtre, au concert, elle « peint intérieurement ».
C’est le fait, assez rare, de certains peintres qui tiennent le tableau tout entier en eux, comme Kandinsky encore une fois, Kandinsky que l’on voit dans un petit film peindre une de ses grandes compositions et la restituer tout de go sur la toile dans les moindres détails. On voit bien ici, dans ce processus de maturation, qu’il ne s’agit pas d’un tableau mental, qui ne serait que pure projection du cerveau, ni d’un grossier défoulement, d’un violent « jeté sur la toile ». La genèse de l’œuvre a nécessité le rassemblement de facultés entières et complémentaires : esprit, cœur, volonté. Le tableau est cette projection matérialisée des facultés du peintre totalement unifiées.
Les peintres chinois identifient ce processus comme celui du cœur-esprit qui se vide et se rend totalement accueillant, qui se remplit des choses jusqu’à ce qu’il en soit plein et en en déborde. Chez les Chinois, le Xin, ou cœur-esprit, joue un rôle absolument primordial. À l’origine, le pictogramme qui le désigne représente l’organe cardiaque. Il est le siège du sentiment et de la vie intérieure de l’esprit. Lorsque le cœur est vide, il s’échappe du corps et va s’ébattre à l’origine des choses, ce qui fait de lui la source même de la création.
On connaît l’apologue de Zhuang Zi : « Le prince Yuan, de Song ayant commandé le tracé d’un plan, un grand nombre de scribes se présentèrent; après avoir rendu leurs hommages, ils s’affairèrent aussitôt à sucer leurs pinceaux et préparer leur encre. Un scribe cependant arriva plus tard. Tout à l’aise, il présenta ses respects, puis se retira. Le prince envoya quelqu’un pour voir ce qu’il faisait et on lui rapporta qu’il s’était tout bonnement dévêtu et restait assis à ne rien faire. Apprenant cela, le prince s’écria : “Celui-là fera l’affaire, il sait vraiment son métier !” »
Ce scribe en effet s’attachait à l’essentiel, la pureté totale du cœur qui ne doit plus rien contenir, plus un seul objet et se faire immense et vide. Dès le moment où le cœur est ainsi, « sans l’ombre d’une poussière », le paysage surgira du plus intime de l’âme, car alors le peintre se trouve en contact étroit avec l’unité originelle au plus intime de son intériorité.
L’intériorité, chez Bezançon, qu’elle semble refuser (« je n’ai pas de spiritualité. C’est de l’instinct vital ») est pourtant en ce sens présente : « il y a certainement quelque chose en plus qui me guide — je n’ai jamais réfléchi comme ça — mais j’ai besoin, et c’est vital. » Et ce débordement fait toute la qualité de sa peinture, sa liberté, même. Le peintre assiste à ce débordement, l’accompagne, jusqu’à relâcher sa propre maîtrise, à accepter de se métamorphoser au contact de cet inconnu qui l’habite et à le restituer tel quel, au risque de surprendre ceux qui cherchent l’œuvre là où elle n’est déjà plus.
Ce peintre a du goût pour la toile, à cause de sa tenue et de sa résistance. Elle la préfère au papier et au carton qui ont tendance à gondoler, à s’humecter. Mais cette prédilection pour ce matériau noble, support traditionnel de la peinture moderne, c’est aussi pour Sylvie Bezançon une manière de se trouver encore dans le flux de cette histoire bien particulière, de manifester l’intense respect qu’elle a pour le mode pictural. La peinture est son expression directe, qui ne passe jamais par le dessin, non pas qu’elle ne l’apprécie pas ou n’ait jamais dessiné (loin de là : elle a pratiqué à satiété le dessin classique, le pastel, et même la copie), mais parce qu’elle se trouve, dans le travail de la couleur, le maniement sensuel des pigments, de la poudre, de l’huile, du siccatif et des liants, du couteau, sur la toile, dans son mode de production personnel et authentique : une relation charnelle, anthropologique, à la matière, au travail de mise au monde directe d’un objet qui ne passe pas par cette projection mentale si particulière qu’est le dessin. Le dessin est écarté comme intermédiaire gênant, car il forme volontiers écran à la réalisation. Il est volontiers laboratoire ou banc d’essai, au risque de laisser l’œuvre s’enliser dans la séduction de l’inachevé. Sylvie Bezançon préfère traiter directement avec l’énergie de la matière.
On saisit donc au cours du temps le déroulement cohérent de cette œuvre, la progression de la recherche, du carré originel qui sacrifie encore partiellement à la sécurité du mental et du construit, vers une écoute intérieure vibrante par l’exploration de la matière. Il semble que l’on approche toujours plus près d’une source cachée. Les toiles sont des objets de plus en plus libres et vrais, jetés au monde, entiers, définitifs, dans leur caractère parfois abrupt ou déroutant, sans concession à l’esthétique ni aux attentes des regardeurs, bruissant désormais de mille voix.
La méthode d’approche de la toile par le peintre est très particulière. Elle ne lui fait pas face et ne l’affronte pas verticalement, se penche sur elle à plat sur une table, dans un geste de bordement, d’inclinaison quasi-maternelle. Quelqu’un, debout, se penche avec respect sur l’être à venir, fait advenir le tableau, attend qu’il se manifeste par lui-même.
Le geste, l’allure, sont primordiaux : Sylvie Bezançon revendique d’être instinctive. Cet instinct est accordé à la raison et au cœur, accompagné de la volonté, de la détermination et de la concentration nécessaires pour ne pas lâcher le tableau.
Elle s’élance avec courage, voire avec témérité, elle « y va », dit-elle, jusqu’au bout, dans une énergie unifiée, et défriche. Car un tableau, conçu préalablement dans sa totalité, ne souffre aucun à peu près. Il ne peut être le fait de ceux qui retouchent indéfiniment, ni de ceux qui laissent la forme proliférer sous leurs yeux ou conservent essais, déchets, impasses, fausses routes ou culs de sac. Tout doit être dégagé sur le terrain d’action. Il arrive qu’elle se trompe et alors, impitoyablement, détruit, rebrousse chemin et recommence, comme le préconisait le dadaïste Hans Richter, l’un de ces artistes pour lesquels l’œuvre se présentait elle aussi tout entière à l’esprit.
Le matériau, on le voit, est bien le vrai lieu de liberté de sa peinture, le lieu de son lyrisme, de son savoir-faire.
Est-ce hérité d’un apprentissage antérieur du travail de céramiste ? Sylvie Bezançon se souvient des sachets de poudre grise qui contenaient ce qui allait devenir, à l’épreuve du four et de la cuisson, couleur. Ce travail « à l’aveugle » de la céramique est une donnée importante pour elle. Un souvenir qui réapparaît dans son travail pictural. Le mouvement propre au matériau est une donnée qu’elle intègre, c’est une liberté qu’elle accepte, comme le céramiste accepte les accidents de cuisson, le peintre zen la liberté du pinceau chargé d’encre qui s’ébouriffe pour laisser apparaître les blancs-volants (fei bai) où circule l’énergie.
Et dans le même mouvement de respect — respect du matériau, de la toile, de la couleur, dans un geste rapide, sûr, énergique (l’artiste aime ce qui est généreux et entier) elle use du couteau afin de ne pas laisser de traces, de manière à laisser au matériau sa liberté d’action. Le couteau est utilisé avec la plus grande précision. C’est l’instrument préféré dont son grand-père peintre lui a tôt appris l’usage.
La tension intérieure est toujours présente au sein du matériau : polarisations et contrastes dans la matière créent l’intensité du tableau. Parfois, elle use d’un fond uni (« si je ne veux pas le faire participer à ce que je ferai après »), parfois d’un fond travaillé. Les contrastes se font entre le mat et le brillant, le rugueux et le soyeux, le travail sur le sec ou dans le frais, le gras appliqué largement au couteau et l’incisé, la matière épaisse ou aussi légère qu’un voile. Cela donne une matière comparable au craquant ou au mou, au salé/sucré. L’incorporation de sable, de mortier, dans les tableaux hiératiques d’octobre 2001, de la série Stèles donne un effet précieux, métallisé, doré ou argenté.
Dans la série des Stèles, sombres et sévères, qui explorent la solitude, la matière conduit une recherche grave, solitaire, solennelle, qui débouche sur une découverte inattendue, dans un noir envahissant où ne subsistent que de minérales paillettes de sable : la certitude de toucher la beauté, la vérité réconfortante de la matière. De même dans la série des Traces où le matériau semble s’interroger rêveusement sur ses propres limites.
La forme est certes maîtrisée, le matériau soigneusement choisi, mais ce dernier a cependant toute liberté d’action après ce choix du peintre. Il a tout loisir de bouger, de se transformer pendant la nuit, de produire le lendemain une surprise qui peut être rétractation, coulure, apparition de couleur, de matière… une surprise qui sera désavouée ou pleinement acceptée.
Il arrive donc que le tableau s’achève de lui-même, par l’action propre du matériau, non pas que le peintre l’ait délaissé, mais parce que le tableau a le droit de déclarer qu’il est fini au même titre que le peintre décide que l’acte de peindre est achevé : dans les deux cas, qu’il soit extérieur à l’artiste, ou de son fait, l’équilibre est là, la toile est achevée, il n’y a plus rien à ajouter : loi intérieure sans appel.
Le peintre s’efface devant ce qui advient : il y a toujours — paradoxalement en pleine maîtrise — un moment d’abandon, ici au matériau lui-même, là à la forme — dans un moment de respiration, de lâcher-prise : c’est le moment où la toile reprend le pouvoir sur le peintre, affirme son autonomie. Le peintre et son œuvre prennent alors tous deux leur liberté … Quitte à ce que le peintre approche la toile suivante avec encore plus de détermination.
Si la progression de l’ensemble d’œuvres se fait de manière cohérente, elle n’est pas exempte de ruptures, de reprises, de coups d’éclat, à cause de cette nécessité intérieure qui dirige entièrement l’action têtue de l’artiste.
Elle fait elle-même ses couleurs, mélange, « touille » ses poudres. Les couleurs d’élection sont volontairement limitées à une gamme très particulière, de beiges, gris, bruns, des terres bien sûr : terre de Sienne, terres pourries, des ombres, parfois du lapis-lazuli, encadrées par la magnificence du noir et du blanc. Elles sont volontairement limitées, dans une grande économie de moyens qui permet de les décliner en de subtils changements de tons. L’amour du noir et du blanc se rapporte à leur caractère d’immanence, à leur capacité à contenir et à évoquer toutes les couleurs. Les noirs apparaissent ainsi très diversifiés sur les toiles. Certains sont lumineux. L’œil aigu du peintre perçoit leurs plus infimes changements induits parfois par leur seule qualité : mat ou brillant. Si l’artiste préfère le mat au brillant, elle se plaît à utiliser leur contraste. De même elle obtient des blancs sourds, opaques, colorés ou transparents. Parfois, c’est une vingtaine de couches qui lui permet d’obtenir le blanc qui lui convient. Certains tableaux sont des hapax dans lesquels une couleur rouge, jaune, bleue, peut surgir brutalement, remplissant tout le tableau avec une force expansive, comme dans ce tableau tout bleu peint alors que l’artiste pense à sa fille.
Le fond est séché, car plusieurs tableaux se font en même temps. Une matière et une double matière sont appliquées, cinq couches au minimum, et dans la peinture fraîche, coups de griffe ou de crayon. Parfois, par-dessus l’ensemble est posé un pigment léger, un liant, un voile.
Mais généralement, pour ce peintre, le plus est le moins et il ne faut rien de trop. Le tableau étant très travaillé, l’entassement des couches picturales suffit à produire la couleur. « Comme je fais plusieurs pigments, il y aura toujours de la couleur. Il y a un côté transparence – matière — couleur. Je ne sais pas le lendemain quelle sera la surprise, si ce sera fini. »
« L’imitation de la réalité ne m’intéresse pas. Ce n’est pas de la création pour moi. » Bezançon est résolument, entièrement, nativement abstraite, convaincue par l’abstraction dont elle comprend parfaitement les particularités. La création reste l’invention de lieux parallèles à la réalité, au monde ordinaire. Bezançon démontre que la création artistique fait un inventaire des possibles anthropologiques, joue dans le comportement humain le rôle prospectif des mathématiques, qu’elle est une véritable mathesis.
C’est en cela que le goût pour la peinture et les mathématiques peuvent en effet être réconciliés, dans le jeu le plus sérieux qui soit.